Cameroun: la guerre qui ne dit pas son nom

Selon un reportage de Thomas Cantaloube (Media Part) août 2019, Les «nouveaux blancs » à la tête du Cameroun, soixante ans après son indépendance, le Cameroun reste une nation pauvre où se perpétue un système de gestion et de contrôle colonial. Plus que d’autres pays d’Afrique francophone, il représente l’échec volontaire d’une décolonisation afin que rien ne change. De notre envoyé spécial au Cameroun. – À Yaoundé, comme dans de nombreuses capitales d’Afrique de l’Ouest, le centre ville est parsemé de bâtiments gouvernementaux, chaque ministère, sous-ministère ou direction déléguée affichant fièrement sa raison d’être par le truchement d’un panneau apposé devant l’entrée. Les fonctionnaires en costume cravate malgré la chaleur étouffante une grande partie de l’année se fraient chaque matin un chemin, à pied ou en taxi, parmi les ornières et les vendeurs ambulants, vers leur poste. La grande artère du centre, le boulevard du 20-Mai comprend, comme la plupart des villes camerounaises, un espace de parade militaire encadré d’estrades pour accueillir le président et son gouvernement. On pourrait croire qu’avec une telle profusion d’apparats officiels, le Cameroun est un pays bien gouverné. On aurait tort. Sauf à considérer qu’un État dirigé par un fantôme fait partie des hypothèses envisagées par les constitutionnalistes français, puis camerounais, qui ont mis le régime en place en 1960. Paul Biya, 86 ans, est président depuis 1982, ce qui n’en fait pas le chef d’État avec la plus grande longévité, mais presque (Teodoro Obiang Nguema en Guinée équatoriale détient le triste record actuel). Auparavant, il avait été premier ministre pendant sept ans et secrétaire général à la présidence. Autrement dit, il squatte les plus hautes instances du pouvoir camerounais depuis une époque où le général de Gaulle n’imaginait pas encore la révolte étudiante de 1968. Une affiche de la dernière carrfpà’à’he présidentielle de 2018, toujours en place au cœur de Yaoundé. Mais Paul Biya existe-t-il encore ? L’homme a toujours été avare d’apparitions publiques et encore plus de déplacements en province (exception faite pour son village natal), mais son absence et son silence depuis une décennie sont devenus tellement notables que plus personne ne sait véritablement qui dirige le pays. Et lorsqu’il daigne se montrer en public, comme lors de la fête nationale du 20 mai 2019, son attitude suscite davantage d’interrogations que de certitudes : une vidéo le montrant hagard, poussé par son épouse à lever les bras pour saluer la foule, a fait le tour du pays, assortie de commentaires où le désespoir l’emportait sur la moquerie. Pourtant, on peut difficilement dire que les choses fonctionnent toutes seules au Cameroun. Le pays est plongé dans une guerre civile dissimulée mais sanglante dans sa partie anglophone (nous y reviendrons dans un article de cette série), et des incursions du groupe terroriste Boko Haram au nord, son économie tourne au ralenti si on la compare à celles de ses voisins régionaux, ses indices de compétitivité ou de corruption figurent au plus bas des palmarès mondiaux et, insulte suprême, la Coupe d’Afrique des nations de football de 2019 lui a été retirée au dernier moment en raison de son incapacité à organiser correctement l’événement. Mais le pire est que tous ces revers, tous ces échecs, se déroulent dans une forme d’indifférence générale, un «j’menfoutisme» taciturne partagé aussi bien par les élites locales que par Paris, l’ancienne puissance tutélaire. L’histoire récente du Cameroun, au fond, est celle d’une decolonisation ratée. Une accession à l’indépendance, en 1960, qui n’a rien changé et qui, selon de nombreux Camerounais, a, au contraire, contribué à perpétuer et renforcer le système mis en place par les colons. Le propos de cette série d’articles dans Mediapart n’est pas d’évaluer le degré de réussite d’une entreprise de décolonisation (au regard de quoi d’ailleurs ? des malheureux exemples britanniques, portugais ou belges ?), mais d’examiner comment et par quels mécanismes la France et ses affidés au Cameroun, ont fait en sorte qu’un pays riche en ressources humaines, minérales, agricoles, géographiques et même linguistiques ne puisse marcher fièrement sur -ses deux jambes soixante ans après son indépendance. «L’État camerounais aujourd’hui est colonial : il est centralisé et autoritaire», affirme Patrick, ancien syndicaliste étudiant devenu militant de la société civile. Un exemple ? Les 10 régions et 58 départements du pays sont dirigés respectivement par des gouverneurs et des préfets nommés par la présidence ; 97 % du budget de l’Etat est géré au niveau national et 3 % au niveau communal (seule instance élue). «À l’École nationale d’administration et de magistrature (Énam), la formation universitaire privilégiée pour devenir haut fonctionnaire, on enseigne encore le “commandement », pas le service public. Pareil au niveau de la formation militaire, où l’on apprend toujours aux soldats à considérer le peuple comme un ennemi avec des cours sur les thèmes de la rébellion, de la sédition, etc.», poursuit Patrick. Le premier président du Cameroun, Amadou Ahidjo avait été sélectionné par Paris à l’octroi de l’indépendance. Le second, Paul Biya, a été formé puis recommandé à Ahidjo par les Français. Et c’est tout, puisque le Cameroun n’a eu que deux chefs d’Etat en soixante ans (un record en Afrique). «Biya n’a jamais fait de politique militante, n’a jamais été confronté au débat contradictoire, c’est un homme de dossiers», rapporte Christophe, vieux militant d’opposition upéciste (par référence à l’UPC, l’ancien mouvement pro-indépendance). On appelle les dirigeants du pays «les nouveaux Blancs» «Biya a copié le système des colons, ce sont les mêmes méthodes de contrôle, de division et de répression, continue Christophe. Il a inventé des divisions ethniques qui n’existaient pas pour susciter les désaccords entre les citoyens. Il a créé un système électoral contrôlé de A à Z par le gouvernement, avec une commission de contrôle composée de gens nommés. Enfin, à tout moment, on est susceptible d’être arrêté par la police et relâché sans décision judiciaire : c’est le fait du président.» Maurice Kamto, longtemps homme du sérail devenu opposant et candidat à la présidentielle de 2018 (où il est arrivé en seconde position avec officiellement 14 % des voix) a été arrêté en janvier 2019 parce qu’il proclamait sa victoire électorale. C’est un sort fréquent pour les opposants ou les intrigants qui convoitent davantage de pouvoir au sein du régime. «Tant que tu ne trahis pas Paul Biya, tu fais ce que tu veux», résume Théophile Yimgaing Moyo, architecte et président du Mouvement citoyen (MOCI). «On parle beaucoup des “démocraties illibérales” ces temps-ci en Occident, ironise Franck Essi, secrétaire général du Parti du peuple camerounais. Au Cameroun, nous vivons sous une dictature libérale : Paul Biya tolère la contestation verbale, mais pas celle qui s’aventure plus loin : manifestations, recours administratifs, contestation des résultats électoraux…» De plus, très souvent, pour ne pas dire toujours, politique et corruption sont imbriquées. Ce qui s’avère bien commode pour contrôler les dirigeants et les incarcérer si le besoin s’en fait sentir. « Tous les gens qui ont volé ne sont pas en prison, mais ceux qui sont en prison ont volé», assène Théophile Yimgaing Moyo qui juge cruellement les élites de son pays dont il est pourtant proche par son parcours et ses liens familiaux avec des membres, passés et présents, du gouvernement Biya. L’ancienne résidence du gouverneur français devenu palais présidentiel puis désormais musée national. «Quand quelqu’un est nommé à un poste de responsabilité, même très petit, tout le monde va chez lui faire la fête, car on sait qu’il va avoir les clés de la caisse, s’attriste Pierre, un militant environnementaliste. La corruption et les passe-droits sont devenus la norme dans le pays et il sera très difficile de revenir en arrière. » Comme le pays manque cruellement de travail, il est facile d’acheter les gens. «Quand quelqu’un appelle au téléphone pour vous corrompre et que vous refusez, ce sont toujours les mêmes arguments : “Mais tu ne veux pas aider ta famille ? Construire ta maison ? Payer des études à l’étranger à tes enfants ? », raconte Franck Essi.» Comme si l’on avait remplacé les visages pâles des administrateurs coloniaux par des figures d’ébène sans rien toucher par ailleurs. Et c’était sans doute le but recherché. Davantage que la Côte d’ivoire, le Sénégal ou d’autres ex-dépendances française plus pauvres, le Cameroun demeure une nation assujettie et amorphe. Parce que Paris y a mené une guerre brutale et méconnue avant et après l’indépendance (nous l’examinerons dans le deuxième article de cette série), car cela servait ses intérêts de l’époque, la France a contribué à éradiquer les velléités politiques locales et installer durablement un régime où colons et colonisés sont Camerounais. Même si l’influence de la France a diminué, notamment parce que les intérêts économiques ne sont plus aussi prégnants qu’en 1960, elle n’en demeure pas moins un facteur de la situation camerounaise. Appui militaire dans la lutte contre les islamistes de Boko Haram, passerelle vers le bourbier centrafricain, voix du Cameroun assurée à l’ONU, «la France soutient le régime de Biya au nom de la stabilité», confirme Franck Essi. Mais aussi de ce qui reste de ses intérêts économiques, quand bien même la Chine et la Turquie occupent de plus en plus de place. Un peu plus de 300 sociétés françaises qui opèrent dans le pays, dont beaucoup dans le commerce du bois, particulièrement opaque. Dernier exemple en date de cette connivence qui perdure, et qui a beaucoup fait jaser : la construction d’un nouveau pont à Douala pour franchir la rivière Wouri. L’Agence française de développement (AFD) avait accepté d’en financer une bonne partie grâce à un prêt. La suite c’est un connaisseur du dossier qui la raconte : «Quand les enveloppes des appels d’offres sont ouvertes, c’est une entreprise chinoise qui l’emporte avec un coût de réalisation extrêmement inférieur à la proposition de la Sogea-Satom française (filiale du groupe Vinci). Cela est évidemment intolérable pour Paris qui intervient auprès du gouvernement. Résultat : Sogea/Satom emporte le marché, mais sous-traite toute l’exécution à l’entreprise chinoise ! Finalement, la société française a empoché une marge financière considérable sans rien faire et le Cameroun paye son pont un prix bien plus élevé, dont le remboursement du prêt à l’AFD.» Pour parachever l’indignité, deux mois après sa mise en service, l’ouvrage a été submergé par les eaux à la première grosse pluie… Pendant ce temps, Paul Biya ne donne aucun signe de vouloir partir, ni même de promouvoir un successeur. Il demeure fantomatique, tout comme la main de la France. Les spectres continuent de hanter le pays depuis soixante ans, éloignant opposants et réformateurs.


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