PAR CELESTIN MONGA Réputé pour ses positions iconoclastes, le banquier, écrivain et enseignant révèle les faiblesses de l’opposition et dénonce la tentation messianique chez certains politiciens. Pas de quoi réjouir les nouveaux messies de la politique camerounaise. Deux intellectuels africains que j’admire m’écrivent leur découragement aigri : « Au pays des élections truquées, parier sur le peuple comme agent de production du politique releve d ‘un acte de foi dont la matérialisation procéderait d’un accident miraculeux… Pourquoi donc accuser les entrepreneurs politiques de manquer d’imagination ou de stratégie quand le peuple a plié bagages vers la colère explosive et anarchique, les pratiques suicidaires (mototaxis) ou la culture de la mort (funérailles) ?… Un ‘y a pas de peuple à libérer au Cameroun parce que le peuple a fait défection depuis longtemps. « Je leur réponds, sur le même ton polémique, dans l’espoir de les agacer : Chers amis, je comprends votre douleur myope et agitée : il n’est ‘ pas facile d’appartenir à une nation sans but (« sans objet ») et trop longtemps écrasée par l’insignifiance d’un destin aléatoire. Les Lions Indomptables ne gagnent pas tous les jours pour ressusciter nos illusions de grandeur. Votre pensée frustrée me semble cependant tragique. Ne confondez pas la foule et le peuple. Vous amalgamez la colère bruyante, stérile et inefficace de la foule avec le calme trompeur d’un peuple qui a simplement choisi, pour l’instant, d exprimer son dépit et sa douleur avec dignité et mesure. Cette contusion conceptuelle trahit surtout le refus d’assumer votre propre responsabilité d’élites intellectuelles supposé-ment « éclairées ». Car vous vous dédouanez bien trop facilement dans ce combat pour le « changement », qui vous essouffle. Et vous le faites sur le dos du peuple dont vous vous êtes autoproclamés les « élites ». Vous, éminences intellectuelles repues de certitudes… Du haut de vos véhicules 4 x 4 à grosses roues, légitimés par vos parchemins d’universités coloniales, vous n’avez donc pas peur du péché ! Bientôt, toute honte bue, vous accuserez peut-être de lâcheté et de banditisme les mamans qui se saignent à Kumba pour envoyer leurs pauvres enfants dans des écoles honteuses où ils sont assassinés. Bientôt; vous direz que les fillettes qui se font exploser par Boko Haram dans le Mayo-Tsanaga sont elles-mêmes responsables de la faillite d’un Etat vacant. Bientôt, vous accuserez les pauvres voyageurs de Koutaba ou de Bafia qui meurent quotidiennement dans des accidents prévisibles et prévus, d’être coupables de leurs propres morts. Vous direz aussi que les jeunes que le chômage a abrutis et qui dorment dans les rues de Douala n’ont que ce qu’ils méritent Que les mototaxis encanaillées par l’indiscipline d’un Etat délinquant sont la preuve d’un peuple incompétent. Que le microcosme (ceux qui gèrent leurs délires en s’échangeant insultes et calomnies sur les réseaux sociaux) parle au nom des millions de citoyens n’ayant pas accès à l’Internet… Non. Vous faites erreur : les Camerounais n’ont jamais baissé les bras. Ils se sont toujours battus avec héroïsme, malgré les trahisons récurrentes des diplômés et des bricoleurs politiques. Nul n’a consenti plus de sacrifices pour les idéaux de dignité et de liberté que nos peuples. Mais les rêves et le sang des populations ont été toujours détournés et dévalués par des dilettantes incompétents, prisonniers de leurs erreurs, et manquant souvent de courage et d’élégance. Certains parmi nous sont victimes de la tentation messianique. Or, le vrai messie est dans chacun des 26 millions de Camerounais. Le changement promis tarde à se manifester car il y a un décalage entre l’énorme demande de démocratie et l’offre politique, trop faible. S’il y a des blâmes a distribuer, nos peuples n’en ont pas à recevoir. Les citoyens sont fatigués de l’amateurisme des élites aux egos surdimensionnés, qui clament des incantations sans stratégies viables. La démocratie annoncée est pour l’instant un chèque sans provision. Il existe un pessimisme camerounais. Il se manifeste de façon anarchique dans notre peur de mourir sans avoir goûté à la liberté pour laquelle Ruben Um Nyobe et ses compagnons ont donné bien plus que leurs vies. L’Histoire prend son temps et se fait parfois désirer EAfrican National Congress a été créé en 1912 mais Nelson Mandela n’a été élu président d’Afrique du Sud que 82 ans plus tard. D’ailleurs, l’Apartheid est toujours dans les esprits, et ses effets d’hystérese ont produit des injustices récalcitrantes, ced malgré cinq présidents « noirs »… L’hypothese d’un temps si long vous perturbe. Alors, vous déversez votre colère et votre découragement sur les peuples, à vos yeux incompétents. Nous, « élites » et « leaders » bien-pensants, devrions plutôt nous interroger sur notre incapacité à produire le bien-être politique et la prospérité dont nous prétendons détenir la formule magique. Dans l’histoire d’Arthur Gordon Pym, Edgar Allan Poe raconte le moment de vérité d’un homme d’une tribu de l’Antarctique coupée du monde. Cet homme qui a vécu toute sa vie dans ses propres certitudes, voit pour la première fois un miroir et tombe au sol, horrifié. Qui de nous n’est pas Arthur Gordon Pym ? Respectons donc la souffrance de ce peuple qui s’est saigné les veines pour nous instruire dans des écoles, lycées et universités gratuites, en espérant que nous deviendrons des Samba Diallo et apprendrons à résoudre les problèmes et à contourner tes obstacles. Ayons la décence de ne pas accuser le peuple de notre faillite « d’intellectuels tarés » (formule de Mathieu Kérékou)… Cessons de pleurnicher contre le destin et trouvons des idées plus efficaces pour réaliser un changement non pas d’hommes mais de système. Le biyaisme survivra à Paul Biya car il s’est incrusté dans nos esprits. Pour en sortir, il nous faudra sortir des divisions artificielles créés par les théoriciens de la tribu. Je l’ai écrit il y a 30 ans : dans un pays où 99 % des citoyens souffrent des mêmes problèmes, il n’y existe que la tribu du ventre’7—la minorité de ceux qui ont tout confisque et qui sont représentés dans toutes les régions du pays (1%). Une refonte radicale du système est nécessaire. Cette refonte pourrait s’énoncer lors d’une conversation dépassionnée sur notre société-conversation de laquelle sortirait une assemblée constituante. A une nouvelle constitution fondée sur le principe d’une décentralisation fédérative et* des modes de prises de décision, viendrait s’ajouter une réforme des modes de scrutin. Celle-ci inclurait l’adoption d’une dose de proportionnelle pour assurer une représentation de la diversité des « terroirs » du pays, tandis qu’un président fédéral honorifique serait élu au suffrage universel. Nous devons sortir du mauvais théâtre des élections contestées et des dysfonctionnements d’institutions importées, taillées sur mesure pour. l’autocrate du moment. Les peuples ne sont pas coupables. Ce sont les « élites » qui manquent d’imagination et souffrent d’un terrible déficit de honte. et de modestie.
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