Le départ d’Ahidjo du pouvoir était-il forcé ou minutieusement préparé ? Depuis sa démission en 1982, le débat autour de cette énigme divise les analystes’ de la scène politique camerounaise. Le recours aux câbles diplomatiques déclassifiés et aux autres documents de Wikileaks permet-il d’apporter un nouvel éclairage au séisme politique du 4. novembre 1982 ? Depuis le soir du 4 novembre 1982 où il l’a annoncé, les Camerounais n’ont pas cessé ne s’interroger sur les raisons véritables du départ du président Ahmadou Ahidjo. Toute une littérature existe à ce sujet, faite de ‘silences, de raisons officielles et officieuses, de confessions de proches, de révélations d’anciens collaborateurs, de démentis de la famille et de supputations et conjonctures diverses… Toute cette littérature est régulièrement mobilisée dans un débat dont l’enjeu est de déterminer si Ahidjo a quitté le pouvoir de son.propre chef (raisons de santé) ou s’il y a été contraint (raisons politiques). Chaque année, à la date anniversaire de son départ, la question revient à l’esprit des Camerounais qui essaient, chacun à partir de son point de vue ou de ses sources, de trouver une explication à l’éclipse du 4 novembre 1982. En cette année 2017, 35 ans après les faits, nous rentrons aux sources de cette date fatidique, non pour ressasser les arguments du débat susmentionné, mais pour l’enrichir de nouvelles sources. Dans l’une ou l’autre hypothèse, la question de la démission d’Ahidjo a toujours été traitée en référence à la France et très peu, à notre connaissance, en sollicitant les données provenant d’autres puissances occidentales. Or la plus grande d’entre elles, les Etats-Unis, a toujours été présente dans notre pays et si elle y a brillé par un silence discret, elle n’était pas pour autant aveugle sur les enjeux et les remous de la scène politique camerounaise. Sa diplomatie, comme celle de tous les pays, était particulièrement amenée à analyser les tendances dans les pays où elle était représentée, et les analystes du renseignement à l’ambassade des Etats-Unis à Yaoundé ne se sont pas privés durant le règne d’Ahidjo de produire des rapports sur l’évolution du pays et en particulier sur les actes significatifs de son président. Ces rapports confidentiels, voire secrets, sont restés inconnus du grand public et le seraient sans doute restés aujourd’hui si le « kongossa » d’internet, le site Wikileaks et les autres sites du Département d’Etat, n’avaient pas en 2006 rendu accessible au citoyen lambda le secret des câbles diplomatiques que recevait Washington de toiles, ses ambassades. Dans l’exploitation de cette aubaine, la presse camerounaise s’est surtout consacrée à ce qui intéressait les Camerounais d’alors, à savoir le départ de Biya et les multiples projets, manigances ou complots censés le préparer. Or Wikileaks ce n’est pas seulement les rapports de Niels Marquardts sur Ahmadou Ali, Marafa et les théories sur l’axe Nord-Sud anti-Bamiléké. On y apprend aussi un certain nombre de choses sur l’autre départ, celui d’Ahidjo. Il faut’ d’emblée dire que les références au Cameroun et à la période de transition Ahidjo-Biya n’y manquent pas. Mais c’est aux rapports des années 1970 que nous nous intéresserons, pour illustrer et défendre une idée qui a du mal à passer : Ahidjo avait préparé son départ, où à tout le moins l’avait sérieusement envisagé. A ce propos, on trouve entre autres deux rapports fort intéressants dans Wikileaks : «Health of President Ahidjo» (14 mars 1977) et « Decree to grant a pension to former presidents of Cameroon» (15 décembre 1979). L’analyse de ces deux rapports indique que la santé du président Ahidjo, en tant que variable pouvant influencer le changement politique, était une question qui intéressait les Etats-Unis, ainsi que le montre par -ailleurs Harouna Barka dans un article à paraître («le tabou autour de la santé des chefs d’Etat camerounais : entre secret médical et raison d’Etat». Dans le premier câble (Document Number : 1977YAÔUND01090), les informations collectées sont lacunaires, mais significatives. L’objet de la lettre est pratiquement le seul élément qui n’ait pas été censuré : Health of President Ahidjo. Cependant, le contenu du câble a été supprimé par la National Archives and Records Administration (NARA), qui par une notice datée du 26 Avril 2011 et insérée à l’entête du câble précise : «This Item contains Information, which may violate the privacy of an individual, and has been removed from the records» (Traduction : Ceci contient une information susceptible de violer la vie privée d’une personne et a été retiré des archives). 22 ans après la disparition de Ahidjo, cet argument sur le respect de la vie privé ne convainc pas, et pousse à penser plutôt que le contenu de ce câble était assez délicat pour être révélé au public, ou qu’il pouvait gêner quelques personnes encore en vie ou au pouvoir. Reste que malgré ce caviardage – maladroit à plusieurs égards – le câble déclassifié nous apprend tout de même, confirmant en cela d’autres câbles antérieurs, que la santé d’Ahidjo était scrutée et que les signes de sa dégradation avaient déjà donné lieu à des scenarios de succession, longtemps avant que le concerné n’annonce sa démission le 4 novembre 1982. Dans le second câble (YAOUND 07747 181304Z), intitulé «Décret pour accorder une pension aux anciens présidents du Cameroun», il rend compte à Washington de la signature par Ahidjo le 10 avril 1979 d’un décret (n° 79-127) portant attribution d’une pension et d’avantages divers aux anciens présidents et aux membres de leurs familles. Selon ce décret, tel qu’il a été traduit et détaillé dans ledit câble, les avantages suivants devaient désormais être accordés aux anciens présidents du Cameroun : – Une pension à vie (article 1), équivalente aux deux tiers de la solde du président en exercice (article 2) ; – Une pension pour les veuves et orphelins des anciens présidents, calculée selon les » normes applicables aux veuves et orphelins des fonctionnaires (article 3) et payée par l’Etat (article 4) ; – Un logement, un bureau, un chargé de mission, un.secrétaire particulier, deux secrétaires, un aide de camp, six gardes du corps, deux véhicules, deux chauffeurs et des domestiques, dans la localité où ils auront élu domicile (article 5), ‘étant entendu qu’ils resteront sous la protection des services de sécurité aussi bien en résidence qu’au cours de leurs déplacements au sein du territoire national. Les personnes composant le personnel susmentionné devaient être assimilées à leurs pairs exerçant les mêmes fonctions à la Présidence de la République (article 6). Si le décret se terminait par la clause traditionnelle qui prescrivait la publication en français et en anglais dans le journal officiel (article 7), le câble indique cependant que cette décision n’a pas eu la publicité qu’elle mériterait : public, but no publicity. L’analyste (Smythe ?) en avait déduit que ce décret était d’une signification politique évidente («obvious political significance») : Ahidjo préparait son départ. Dans le commentaire, il ajoute : «This decree is another evidence that President Ahidjo may be thinking about stepping down» (Traduction : Ce décret est une autre preuve que le Président Ahidjo pense à renoncer au pouvoir). Immédiatement après, il ajoute que ce décret «précède de deux mois les amendements constitutionnels de juin qui désignaient le Premier Ministre [Paul Biya, ndlr] pour accéder à la présidence en cas de vacance du pouvoir ». L’analyse de ces deux câbles apporte ainsi des informations qui viennent conforter l’idée d’un départ précipité par l’arrivée au pouvoir de Mitterrand. Elle indique au contraire, avec d’autres sources, notamment la contribution de Xavier Messe au volume 048 des Cahiers de Mutations paru en décembre 2007, qu’Ahidjo n’avait pas l’intention ou la capacité de s’éterniser au pouvoir en instaurant une présidence à vie. Sa santé déclinante depuis le milieu des années 70 l’avait déjà amené à envisager son départ, par une retraite bien douillette, légiférée par des décrets de 1969, 1974 et 1977 portant pensions et avantages accordées aux anciens présidents, vice-présidents et premiers ministres. L’analyste américain indique d’ailleurs que le décret n° 79-127 du 10 avril 1979 ne serait qu’une mise à jour des trois précédents décrets, lesquels indiquent a posteriori le souci constant qu’avait Ahidjo d’assurer ses arrières et d’aménager sa retraite et celle de ses proches collaborateurs (Foncha, Muna, Assale, Pierre Tchoungui, etc.). Par ce texte d’avril 1979, il prenait un acte pour son propre compte, différent des trois textes précédents, et qui au-delà de sa formulation générale ne concernait en réalité que sa propre personne, puisqu’à l’époque il n’y avait jamais eu d’«anciens présidents» au Cameroun. Ainsi, dans le débat qui oppose sporadiquement les partisans d’un départ forcé à ceux d’un départ volontaire et plus ou moins préparé, on peut de notre point de vue mettre à contribution les révélations de Wikileaks pour mieux asseoir lés analysés et documenter les suppositions. Celles qui présentent le départ de Ahidjo comme la conséquence d’un «coup d’Etat médical» devraient prendre en compte le fait que si le président était déjà malade et avait pu être exagérément alarmé sur son état de santé, il reste qu’avant la période où les signes de lassitude et de surmenage sont apparus, le concerné avait déjà pris des mesures visant à préparer sa retraite de la scène politique et à assurer une dévolution paisible de sa fonction à son successeur constitutionnel. Le 5 mars 1984, lors d’une conférence de presse à Paris, Ahidjo déclarait : «Aucun médecin français ou étranger ne m’a proposé, ni suggéré, ni recommandé de démissionner, aucun. Il m’a été prescrit, c’est vrai, de modifier mon rythme de travail, de réduire celui-ci pendant quelques temps afin de prendre un repos nécessaire, réparateur du surmenage qui m’avait fatigué. J’ai pris moi-même et tout seul, la décision de démissionner parce que je crois que le pouvoir n’est pas un apanage personnel, mais un service de l’Etat et que l’on ne doit pas s’y accrocher envers et contre tout, alors même que l’on n’éprouve, du point de vue de la santé, des difficultés, celles-ci fussent-elles curables et passagères». On peut décider de le croire ou de ne pas accorder de crédit à ses propos, mais if est difficile d’ignorer les sources émanant de tiers, et qui rapportent les actes législatifs et les dispositions constitutionnelles que ce dernier, tout au long de la décennie (1972-1982) qui a suivi l’accomplissement de son rêve d’Unification, n’a cessé de prendre pour se retirer. Ces sources grosso modo indiquent qu’après une lassitude due à une quinzaine d’années au pouvoir, fatigué et surmené, il avait envisagé sa retraite au Cameroun, dans un contexte où les facilités dont il jouissait en tant que président devaient lui être conservées. Il est enfin à noter qu’aucune disposition d’immunité ne figurait dans le décret de 1979, lui qui avait tant de choses à son passif et qui aujourd’hui donneraient matière à s’inquiéter à n’importe quel potentat africain. Les décrets signés par Ahidjo et les dispositions analogues que son successeur a fait voter devraient amener les opposants qui souhaitent tant l’alternance à comprendre qu’ils font peut-être fausse route quand ils s’acharnent à faire partir les vieux présidents par des élections et autres appels à des élections transparentes. Ce qu’il faudrait, à la lumière de l’exemple d’Ahidjo, c’est de proposer aux présidents en exercice deux garanties: qu’ils puissent avoir leur mot à dire sur leur successeur, et qu’ils puissent jouir d’une retraite cossue et paisible, dormant du sommeil du juste sans craindre d’être réveillés par un cauchemar où des sorcières nommées Carla Del Ponte ou Fatou leur courent après, sur des chemins qui mènent à Rome et à sa CPI… Ce serait passer par pertes et profits leurs actes, mais l’alternance, qui coûte tant de vies innocentes en Afrique lors des crises post-électorales, est peut-être à ce prix.
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